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les mots de Momo
30 mars 2021

DEUX PERSONNAGES DE MON ENFANCE

         

                Si je fouille un peu dans mon passé lointain me reviennent deux personnages dont je n’ai jamais connu le véritable nom. Deux silhouettes floues qui surnagent dans les brumes de ma mémoire.

 

                                                                                                             cresson

 

 

                L’un d’entre eux, je ne l’ai jamais entendu appeler autrement que par son sobriquet : Marquis de la Cressonnière. Marquis ? Sans doute avait-il, sous ses vêtements dépenaillés, quelque chose dans le maintien, le langage, la manière de s’exprimer – que sais-je ? – quelque chose d’aristocratique, du moins quelque chose qui le différenciait par le haut du commun des habitants de notre bourgade : petits-bourgeois (plus petits que bourgeois), artisans, commerçants, fonctionnaires, employés, ouvriers, agriculteurs…

            Il vivait dans les bois environnants. C’est du moins ce que, à nous enfants, il nous a toujours été affirmé. Bien sûr cela alimentait notre imagination. Nous nous figurions une cabane faite de branchages et de divers matériaux de récupération au voisinage d’un ruisseau. Cette cabane, jamais nous ne l’avions découverte en dépit de nos nombreuses incursions d’aventuriers en herbe dans ce qui nous apparaissait comme une jungle. Cela ne faisait qu’épaissir le mystère entourant cet homme que l’on voyait de temps à autre arpenter les rues du village pour y vendre des bottes du cresson qu’il avait récolté, nous en étions persuadés, dans le filet d’eau qui serpentait près de son antre secret. Nous aurions pu le suivre lorsqu’il s’en retournait vers son gîte sylvestre en tanguant de droite et de gauche après s’être débarrassé d’une partie du liquide, fruit de la générosité villageoise, dans l’un ou l’autre (voire dans l’un et l’autre) des bistrots qui ponctuaient la rue principale. Nous ne l’avons jamais fait. C’est vrai qu’il nous faisait un peu peur. Et puis les parents surveillaient : ils nous avaient interdit d’embêter ce pauvre homme ; c’est ainsi qu’ils le désignaient avec un brin de pitié (de condescendance ?) lorsqu’ils n’utilisaient pas son surnom. Même les gendarmes se gardaient de le verbaliser malgré sa manifeste et régulière ivresse sur la voie publique. Mais surtout, ça nous aurait semblé déloyal de découvrir sa cachette en usant d’un tel procédé. Il fallait que le mystère demeure, que nos infructueuses aventures forestières se poursuivent.

                Elles n’aboutiraient jamais. Un jour, on le trouva allongé sur les bords d’un chemin. Plus de cresson à vil prix. Plus de pauvre homme. Plus de marquis. Plus de courses à la recherche d’une chimérique cabane. Mais s’il y a une chose qui ne meurt pas : l’imaginaire de l’enfance.

                L’autre personnage, tout aussi pittoresque, suscitait moins de spéculations. Dans mon souvenir, c’est un petit homme, certainement âgé. Il devait habiter une de ces maisons au confort dérisoire dans une de ces ruelles pavés qui montaient de l’église au lavoir (radio-lavoir disions-nous alors), deux édifices, l’un sacré l’autre laïque, où les commères du coin avaient leurs rendez-vous plus qu’hebdomadaires. Lui vivait seul. Régulièrement on le voyait marcher sur le trottoir le regard toujours baissé. Il s’appuyait sur une canne qui avait une autre fonction que celle de l’aider dans ses déplacements. Son extrémité était munie d’une petite pique qui lui servait à ramasser les mégots qui traînaient sans avoir à se casser en deux. Ne croyez pas qu’il le faisait dans un but d’hygiène publique. Non ! Lorsque la pêche avait été fructueuse, que ses poches regorgeaient de ces avortons de cigarettes, il rentrait chez lui, les dépiautait consciencieusement, se constituant ainsi, à peu de frais, une réserve de tabac, sa consommation personnelle. Recyclage ! Le mot n’avait pas alors la notoriété qu’il a aujourd’hui, c’est pourtant bien de ça qu’il s’agissait, à son humble niveau.

                De lui également je n’ai jamais connu que le surnom que ma mère prononçait avec un petit sourire davantage compatissant que moqueur : pique-mégots.

 

                                                                                                    mégot

 

 

                Peut-être y avait-il d’autres individus qui dérogeaient aux règles non écrites de la communauté. De ceux-là, s’ils ont existé, je n’ai aucun souvenir. Si, à soixante ans de distance, ces deux-là ont marqué mon esprit, c’est qu’en dépit de leur dissonance, de leur bizarrerie, il ne venait à personne l’idée de les excommunier, les anathémiser, les censurer. Comme si chacun s’y reconnaissait un peu. Miroirs à peine déformants où chaque citoyen entrevoyait une partie de lui-même.

           

        

 

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